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24 janvier 2019 4 24 /01 /janvier /2019 09:46
THE BARLOYD’S SESSIONS

“At Barloyd’s” (Jazz&People / Pias)

Coffret de 9 CD(s) réunissant 9 pianistes et quelques invités.

 

Le dénominateur commun de ces neuf enregistrements est le piano de concert à partir duquel ils ont été réalisés, un magnifique Steinway D longtemps abandonné à son sort au fond d’un hangar. Accordeur réputé, Bastien Herbin, le frère de Baptiste, le saxophoniste, l’acquit et le restaura patiemment, redonnant vie à l'instrument maltraité. Une fois réglé, ce piano avait besoin d’être joué pour à nouveau chanter, gronder, crier, pleurer faire pleinement battre son cœur remis à neuf.

 

L’instrument fut donc déposé dans le salon de l’appartement que Laurent Courthaliac alias Barloyd habite près de la République. Outre l’assurance que l’occupant des lieux allait beaucoup en jouer, Bastien Herbin savait aussi que d’autres pianistes parisiens allaient être tentés d’y poser leurs doigts, de faire fonctionner ses mécaniques. Partant de là, pourquoi ne pas en profiter pour les enregistrer ? Un studio mobile fut donc installé chez Barloyd par Julien Bassères, l’un des ingénieurs du son du studio de Meudon, chaque pianiste ne disposant que d’une seule journée pour jouer la musique de son choix, seul ou accompagné par un complice, un saxophoniste ou un bassiste dialoguant parfois avec lui. Neuf d’entre eux sont donc aujourd’hui réunis dans cet élégant coffret. Olivier Linden en a réalisé la maquette et Laurent Castanet les photos, des images en couleur de la capitale.

Tous reprennent des standards, des thèmes empruntés à des comédies musicales de Broadway et des compositions de jazzmen devenues fameuses. Thelonious Monk est ici le musicien le plus joué. Cinq de nos neuf pianistes jouent ses morceaux, Ask Me Know faisant l’objet de deux versions. Bien que diversifié, ce matériel thématique atteste leur attachement à un genre musical qui outre une grammaire et un vocabulaire spécifique, possède aussi une longue histoire. Le jazz, Franck Amsallem, Vincent Bourgeyx, Pierre Christophe, Laurent Coq l’ont d’ailleurs étudié et vécu en Amérique. Féru de be-bop, Laurent Courthaliac a été l’élève de Barry Harris et Pierre Christophe celui de Jaki Byard. Alain Jean-Marie, le vétéran de ces pianistes, a accompagné et enregistré avec de grands musiciens américains et le trio de Fred Nardin, le benjamin, comprend le contrebassiste israélien Or Barket et le batteur américain Leon Parker.

 

Plus de la moitié du CD de Laurent Coq et la presque totalité de celui de Pierre De Bethmann sont des compositions originales. La seule reprise de ce dernier, Ambleside est un morceau que John Taylor jouait souvent et qu’il a plusieurs fois enregistré. Tous les autres sont de Pierre. Leur complexité ne les empêche nullement d’être accessibles. Attends et son balancement, son thème étrange et insaisissable, est même très séduisant. S’y ajoutent trois Barloydesque(s), trois courtes improvisations. Pour être savante, la musique de Pierre est moins imprégnée de blues, des racines de la musique afro-américaine. On est plus proche de la musique classique européenne, mais le savoir-faire est évident et la technique considérable. Contrairement aux standards qui apportent des repères, une base mélodique sur laquelle l’auditeur peut s’appuyer, cette musique, fort intrigante au demeurant, demande une écoute attentive.

 

Pierre Christophe n'a pas la même démarche. Il n’est pas ici le compositeur inspiré de “Valparaiso” un disque Black & Blue entièrement consacré à ses compositions, mais l’humble et talentueux serviteur d’un répertoire dont il conserve et transmet la mémoire. Parfois accompagné par Olivier Zanot au saxophone alto, il est le seul pianiste de ce coffret qui délaisse ses œuvres au profil de celles des autres. Avec une seule composition personnelle, Laurent Courthaliac fait de même. Homme de culture, il apprécie les chansons inusables du « Great American Song Book », nombreuses dans un album qu’il partage avec Clovis Nicolas, présent à la contrebasse sur trois plages. Alain Jean-Marie aussi ne joue que des standards. Enfin, presque, car il reprend un morceau de Baptiste Herbin qui joue abondamment du saxophone alto dans son disque. Alain s’est toutefois réservé Lament (J.J. Johnson) et Drop Me Off in Harlem (Duke Ellington), deux thèmes dans lesquels il n’est plus l’accompagnateur dévoué du saxophoniste, mais un maître du piano.

 

Franck Amsallem et Fred Nardin jouent également peu leurs compositions. Franck chante sur Young and Foolish et Young at Heart mais c’est ici le pianiste qui impressionne. Son Bud Will Be Back Shortly, l’un des deux thèmes qu’il a écrit, est d’une rare élégance harmonique. Plus jeune, Fred Nardin a moins d’expérience mais est tout aussi talentueux. Ses reprises, il va les chercher chez des musiciens de jazz reconnus, John Coltrane, Thelonious Monk, Ornette Coleman, Duke Pearson et plus près de nous Eric Reed. “Opening” (Jazz Family) le premier disque qu’il a publié sous son seul nom, abrite Hope et Travel to, deux morceaux qu’il a écrits. Sa nouvelle version de Hope, en solo, est très réussie. Pour l'accompagner, Fred fait parfois appel à un bassiste, Samuel Hubert.  

 

Vincent Bourgeyx procède pareillement dans l’album qui lui est consacré. Son interlocuteur à la contrebasse est Pierre Boussaguet avec lequel il a enregistré “Hip”, l’un de mes treize Choc de 2012. “Short Trip”, son disque le plus récent pour Fresh Sound New Talent, contient Abbey et When She Sleeps, deux des trois thèmes qu’il a composés et qu’il reprend ici. Associant Kurt Weill et Ira Gershwin, This is New y figure aussi. Sa nouvelle version de When She Sleeps est beaucoup plus développée, plus lyrique que la précédente. Contrairement à ce qu'indique la pochette, Vincent l’interprète en solo.

 

Grand technicien du piano, Manuel Rocheman joue avec autant de bonheur des standards du bop, des classiques de Broadway que ses propres compositions – Promenade et Heart to Heart que contient “MisTeRIO” (Bonsaï), son plus récent album. Depuis sa découverte tardive de Bill Evans, Manuel tempère toutefois sa virtuosité et laisse davantage respirer les belles lignes mélodiques de sa musique. Le disque qu’il lui a consacré en trio en 2010, “The Touch of your Lips” (Naïve), contient d’ailleurs La valse des chipirons. Autre reprises, You Must Believe in Spring de Michel Legrand qui donne son titre à un album posthume de Bill Evans et B Minor Waltz, une des célèbres compositions de ce dernier.

 

Ils seront tous au Sunside en février, Pierre De Bethmann, Vincent Bourgeyx, Pierre Christophe et Laurent Coq le 8, Franck Amsallem, Alain Jean-Marie, Fred Nardin, et Manuel Rocheman le 9. Maître de cérémonie, Laurent Courthaliac sera présent aux deux concerts. 

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10 décembre 2018 1 10 /12 /décembre /2018 09:12
Les beaux cadeaux du Maestro

Pas moins de quatre enregistrements d’Enrico Pieranunzi ont été publiés en 2018. “Monsieur Claude” (Bonsaï Music), dans lequel le Maestro habille de rythmes et d’harmonies nouvelles la musique de Claude Debussy, a fait l’objet d’une chronique dans ce blog le 26 mars. Trois mois plus tard, en juin, Cam Jazz commercialisait “Wine & Waltzes”, un disque en solo du pianiste enregistré dans le chai d’une entreprise viticole du Frioul. Deux autres albums sont parus en novembre. Consacré à la musique du célèbre compositeur américain, “Play Gershwin” rassemble piano, clarinette et violon et relève de la musique de chambre. S’il peut dérouter l’amateur de jazz, ce dernier ne peut ignorer “Blue Waltz”, un duo au sommet avec le contrebassiste danois Thomas Fonnesbæk enregistré dans un club de Copenhague.

“Wine & Waltzes” (Cam Jazz / Pias)

Wine & Waltzes”, est l’un des six albums de la série « A Night at the Winery », tous enregistrés live entre le 5 et le 10 juin 2017 dans les caves et chais de six entreprises viticoles de la région Vénétie-Frioul Julienne. Le 6 juin, constamment inspiré par les imposants tonneaux qui l’entourent, Enrico Pieranunzi fait joyeusement chanter son piano dans le chai de la « Winery Bastianich ». Espiègle dans Wine & Waltzes qui introduit et donne son nom à cet opus en solo, rêveur dans Flowering Stones qui le conclut, le Maestro romain met ici sa grande technique au service d’un répertoire de valses qu’il a composées et dont certaines sont inoubliables. C’est le cas de sa célèbre Fellini’s Waltz qu’il enregistra en 2003 en duo avec Charlie Haden à la contrebasse et que contient son disque “FelliniJazz”. Des valses, il en a composées beaucoup. Je pense notamment à Sunday Waltz et à Waltz for a Future Movie qui se trouvent dans le second volume de ses enregistrements consacrés à Ennio Morricone, à September Waltz, également absent de ce programme, qu’il enregistra plusieurs fois en trio. Enrico a préféré reprendre Blue Waltz, un des morceaux de “Stories publié en 2014. Son balancement exquis, sa mélodie attachante lui inspire des variations qu’il développe avec brio. Mélancolique mais se faisant de plus en plus lyrique au fur et à mesure que progresse l’improvisation qui lui est attachée, sa cadence finale relevant du blues, B.Y.O.H. est un autre grand moment de ce concert auquel j’aurais aimé assister.

“Play Gershwin” (Cam Jazz / Pias)

Play Gershwin” rassemble Enrico Pieranunzi au piano, son frère Gabriele Pieranunzi au violon et Gabriele Mirabassi à la clarinette. Ce n’est pas un disque de jazz mais de la musique de chambre, la réduction pour trois instruments des deux plus célèbres pages symphoniques du compositeur (An American in Paris et Rhapsody in Blue), ces trois mêmes instruments se voyant confier un nouvel arrangement de quatre de ses Préludes pour piano. An American in Paris date de 1928 et c’est la première œuvre que George Gershwin a lui-même orchestrée. Pour la jouer en trio, Enrico Pieranunzi s’est appuyé sur une transcription pour piano de William Daly (Gershwin lui dédia en 1926 ses Préludes pour piano) et sur la version pour deux pianos que le compositeur nous a laissée. L’ajout de quelques mesures et d’une brève cadence peu avant la coda sont les seuls changements notables apportés à cette partition réorchestrée. Écrite en 1924, la Rhapsody in Blue fut plus difficile à transposer. Comment réduire la masse orchestrale à trois instruments sans dénaturer l’œuvre de Gershwin ? Le Maestro choisit de conserver les nombreuses parties de piano existantes et d’en ajouter d’autres, le piano restant plus que jamais l’instrument principal de cette œuvre pour piano et orchestre, les parties jouées par ce dernier se voyant habilement réparties entre le violon et la clarinette. Composé par Enrico Pieranunzi et permettant aux trois musiciens d’improviser, sa Variazoni su un tema di Gershwin complète avec bonheur ces transpositions musicales que Gershwin n’aurait pas désavouées.

(Avec Thomas Fonnesbæk) : “Blue Waltz” (Stunt / Una Volta Music)

Souvent invité à jouer à Copenhague, une ville qu’il apprécie beaucoup, Enrico Pieranunzi est un habitué de son festival de jazz qui chaque année s’y déroule en juillet. Deux soirs de suite, les 14 et 15 juillet 2017, le Bistro Gustav l’accueillit pour des concerts en duo avec le bassiste danois Thomas Fonnesbæk. Digne héritier du grand Niels-Henning Ørsted Pedersen, ce dernier est LE bassiste européen à suivre de près. C’est auprès de Sinne Eeg que je l’ai découvert, son disque en duo avec cette dernière en 2015 étant pour moi le meilleur album de la chanteuse. Toujours pour Stunt Records, le bassiste a également enregistré un excellent disque en trio avec le pianiste Aaron Parks et le batteur Karsten Bagge. Vous en trouverez une chronique dans ce blog. “Blue Waltz” est une rencontre heureuse. Enrico Pieranunzi insuffle de la joie à ses compositions, y met beaucoup de lui-même et, partageant ses chorus avec une contrebasse très souvent mélodique, joue ici un merveilleux piano. Sa Blue Waltz qui donne son nom à l’album est particulièrement réussie. Les deux musiciens n’en font jamais trop, mais s’écoutent, placent toujours leurs notes aux bons endroits. Certaines pièces sont plus vives que d’autres, voire rythmiquement complexes (Wimp), mais un dialogue fluide prédomine ici, comme une conversation entre deux complices qui se retrouvent après une longue absence et ont beaucoup de choses à se dire. Composés par le Maestro, Come Rose Dai Muri, Molto Ancora, Miradas et leurs mélodies lumineuses génèrent des phrases lyriques, des échanges aussi passionnants qu’attachants.

 

Photo Enrico Pieranunzi © Soukizy

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24 novembre 2018 6 24 /11 /novembre /2018 10:22
Charlie HADEN & Brad MEHLDAU : “Long Ago and Far Away” (Impulse! / Universal)

C’est en septembre 1993, lors d’un concert du saxophoniste Joshua Redman en Pennsylvanie que Charlie Haden entend la première fois Brad Mehldau. Ce dernier est depuis quelques semaines le pianiste du quartette de Redman. Trois ans plus tard, en novembre 1996, au Jazz Bakery de Los Angeles, Haden, Mehldau et Lee Konitz enregistrent pour Blue Note l’album “Alone Together” qui sortira sous le nom du saxophoniste. Le club abritera le trio l’année suivante pour un second disque Blue Note, “Another Shade of Blue”. Rejoints par le batteur Paul Motian, nos trois musiciens se produiront également au Birdland de New York en décembre 2009. ECM en publia un enregistrement.

Et puis il y a ce disque de novembre 2007, la captation d’un concert donné dans une église, la Christuskirche de Mannheim, dans le cadre de l’Enjoy Jazz Festival. Un inédit que l’on doit à Jean-Philippe Allard, déjà responsable du magnifique “Tokyo Adagio” réunissant Charlie Haden et le pianiste Gonzalo Rubalcaba, un enregistrement de 2005 qu’Impulse! édita dix ans plus tard. Bien que différent – Mehldau et Rubalcaba ne jouent pas le même piano –, “Long Ago and Far Away” qui contient six longs standards est presque aussi bon. Construit sur une ligne de blues, Au Privave de Charlie Parker, son premier thème, n’est pas abordé sur un tempo très rapide. La contrebasse et le piano en détachent toutes les notes, cheminent ensemble sans se presser, sans que l’un des deux instruments ne prenne le dessus. Ce n’est pas le meilleur morceau de l’album mais d’emblée la contrebasse assure une assise solide à la musique. Le son épais, volumineux, de l’instrument traduit un jeu tout aussi mélodique que rythmique.

 

Dans ses solos, Charlie Haden ne perd jamais de vue le thème qu’il développe. Brad Mehldau peut en décliner deux à la fois. La grande indépendance de ses mains le lui permet. Comme Keith Jarrett, il possède un rare sens de la forme et construit ses improvisations avec une logique qui leur donne un aspect achevé. Ses longs chorus dans Long Ago and Far Away sont aussi ingénieux qu’inattendus. Il faut attendre la seconde plage, My Old Flame, pour les retrouver. Il en expose délicatement la mélodie avant de laisser Haden improviser. Les deux hommes reprennent My Love and I, un morceau que le contrebassiste affectionne et que David Raksin composa pour le film “Bronco Apache” (“Apache”). Il le joue à Tokyo avec Rubalcaba. Il l’a également enregistré avec son Quartet West et sait lui donner rythme et couleurs. Everything Happens to Me conclut magnifiquement cette rencontre au sommet. Jouées par Brad qui en reprend en solo la mélodie, ses dernières minutes sont inoubliables. Charlie Haden disparaîtra sept ans plus tard, le 11 juillet 2014.

 

Photo © Evert-Jan Hielema

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15 novembre 2018 4 15 /11 /novembre /2018 09:22
Marc COPLAND : “Gary” (Illusions / UVM)

Marc Copland et Gary Peacock ont très souvent joué ensemble. Gary tient la contrebasse dans le premier disque de Marc qui s’appelait alors Marc Cohen. C’était en 1988 et leur complicité dure toujours. Marc est aujourd’hui le pianiste du trio de Gary que complète le batteur Joe Baron. Deux albums existent sur ECM. Le premier, “Now This”, contient quatre des huit thèmes de “Gary”, un disque en solo presque entièrement consacré aux compositions du bassiste enregistré en avril par Gérard de Haro au studio La Buissonne. Deux d’entre elles, Requiem et Vignette, sont les deux dernières plages de “Gary” mais aussi de “What It Says”, l’un des deux opus que Marc et Gary ont enregistré en duo, un disque également produit par Philippe Ghielmetti.

Ces morceaux, Gary Peacock les a souvent joués. Avec Marc Copland mais aussi avec le pianiste Masabumi Kikuchi au sein du groupe Tethered Moon dont il fut le bassiste. “Voices” qu’il enregistra au Japon en 1971, où il séjourna longtemps, contient la toute première version de Voice from the Past. Dans “Gary”, Marc met en valeur sa mélodie et parvient à lui donner un aspect grandiose que ne possède pas l’original. Il prend le temps d’en poser les notes, de les faire sonner et respirer. Il fait de même dans Gary, un thème d’Annette Peacock qui fut l’épouse du bassiste avant de devenir celle de Paul Bley. L’album ECM “Paul Bley with Gary Peacock”, l’un des premiers que publia la firme munichoise, en contient une version plus abstraite en trio. Moor y figure aussi. Le bassiste l’enregistra également à Tokyo en 1970 avec Masabumi Kikuchi et Hiroshi Murakami à la batterie. Marc Copland le joue comme une valse lente, l’habille d’harmonies flottantes et rêveuses. Associée à un jeu de pédales très élaboré, la finesse de son toucher favorise le scintillement de ses notes. Dans Gaia, de légères vibrations sonores les diffractent comme si un miroir en renvoyait l’écho, une mélodie devenant ainsi prétexte à d’inépuisables variations de couleurs harmoniques. La version de Gaia en trio que contient “Now This” est un peu plus rapide et Marc y fait joliment tintinnabuler ses notes. En solo, sans un batteur pour marquer le tempo, le pianiste donne une bien plus grande dimension onirique à la musique.

Traversé de notes diaphanes et cristallines, Empty Carousel que Gary Peacock enregistra en 1993 avec Ralph Towner envoûte par son aspect sombre, la gravité de sa ligne mélodique. Random Mist est au départ une improvisation à la contrebasse, une mélodie née de l’instant. On la trouve dans le second des deux albums que Peacock enregistra en duo avec Paul Bley, une séance italienne de 1992 pour le label Soul Note. A la demande de Philippe Ghielmetti, Marc en a relevé le thème et greffe dessus une improvisation majestueuse. Requiem que Peacock enregistra plusieurs fois invite à un certain recueillement. C’est une pièce austère dont les accords alambiqués frappent l’oreille et que la mémoire conserve. “Gary” se referme sur une version de Vignette différente de toutes celles qui existent déjà. C’est la plus célèbre composition de Gary Peacock qui l’enregistra une première fois avec Keith Jarrett et Jack DeJohnette en 1977 pour “Tales of Another” (ECM). Jarrett fut si content de cette séance studio organisée par le bassiste qu’il constitua avec eux son trio dont les premiers disques verront le jour en 1983. Vignette, Marc Copland tarde à en dévoiler le thème pour le peindre tout autrement, donner de subtiles nuances à ses notes, rendre troubles et brumeuses leurs sonorités que magnifie un piano ne ressemblant à aucun autre.

 

1 CD Digipack disponible début décembre en magasin (UVM Distribution) ou sur www.illusionsmusic.fr  (15 euros port payé).

 

Photo © Philippe Ghielmetti

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8 novembre 2018 4 08 /11 /novembre /2018 09:20
Keith JARRETT : “La Fenice” (ECM / Universal)

Temple de l’opéra italien dont la construction s’acheva en 1792, la Fenice de Venise brûla deux fois, la seconde en 1996. Reconstruit à l’identique, le théâtre rouvrit ses portes en 2003. Trois ans plus tard, en juillet 2006, Keith Jarrett en occupe la scène pour un concert en solo. L’exercice lui est depuis longtemps familier. Depuis son “Köln Concert” qui l’a rendu célèbre, il s’est produit un peu partout dans le vaste monde, ECM publiant dans le plus grand désordre des enregistrements de ses concerts. Regroupés au sein d’un coffret de 4 CD(s) intitulé “A Multitude of Angels”, ceux qu’il donna à Gênes, Modène, Ferrare et Turin en 1996 ne virent le jour qu’en 2016. Vienne, Paris, Munich, Rio, Londres, New York, Milan (à la Scala, autre temple de l’opéra en 1995), plusieurs villes japonaises (ses “Sun Bear Concerts” de 1976 et “Radiance” enregistré à Osaka et à Tokyo en 2002, l’un des sommets de sa discographie) prirent le risque de l’accueillir. Car au moindre bruit (toux, pet, grincement de siège), le pianiste caractériel peut rentrer dans sa loge et ne plus en sortir. Mais à Venise, malgré un début de concert quelque peu laborieux, Keith Jarrett va progressivement jouer son meilleur piano.

Huit morceaux improvisés (Part I à VIII) et quelques standards constituent le programme de ce double CD. Le premier morceau (Part I), le plus long de ces deux disques (17 minutes environ) est un tour de chauffe pour ses doigts. Jarrett les fait courir dix bonnes minutes avant de décliner un thème, jouer rubato de sombres accords. Un flot de notes abstraites et dissonantes lui succède (Part II). Il est fin prêt à éblouir, à se transformer en derviche. À une suite de notes entoupinées dont la répétition envoûte (Part III), fait suite une ballade inventée en temps réel, si parfaite que l’on peine à la croire improvisée. Brillante et acrobatique, la Part V relève de la chevauchée fantastique. La sixième, une longue et enivrante progression d’accords, parfois grandioses, sonne magnifiquement. Avec un grand sens de la forme, le pianiste bâtit une cathédrale sonore au sein même d’un temple lyrique. Le lieu se prête à l’introspection de son répertoire. Jarrett le fait en reprenant The Sun Whose Rays, un des thèmes de “The Mikado”, opéra de Arthur Gilbert et A.S. Sullivan. Car les pièces lentes, celles qui lui permettent de jouer un piano intensément lyrique, sont bien les plus séduisantes de ces deux disques. Le second en contient davantage que le premier. À un blues expressif (Part VIII) succède une version éblouissante de My Wild Irish Rose. Le controversé “The Melody At Night With You” (1998) en contient une version beaucoup moins convaincante. Autre grand moment, Blossom joué en rappel. Keith Jarrett l’enregistra en 1974 avec Jan Garbarek, Palle Danielsson et Jon Christensen, pour “Belonging”, un de ses disques inoubliables.

 

Photo : © Roberto Masotti / ECM Records

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24 octobre 2018 3 24 /10 /octobre /2018 09:39
À voix basses

On ne présente plus Stéphane Kerecki et Jacques Vidal. Leurs contrebasses chantent depuis longtemps au sein de l’hexagone. Ils ont récemment publié deux albums qui ne se ressemblent pas. Celui de Stéphane rassemble des compositions associées à la vague musicale électro que nos voisins d’outre manche baptisèrent « French Touch ». Celui de Jacques est entièrement consacré à de nouveaux morceaux, ce qu’il n’avait pas fait depuis plus de dix ans. Deux réussites du jazz made in France. 

Stéphane KERECKI Quartet : “French Touch” (Incises / Outhere)

Après “Nouvelle Vague” (Out Note), Prix du disque français 2014 de l’Académie du Jazz, un disque au sein duquel Stéphane Kerecki reprend et adapte les thèmes de quelques films de François Truffaut, Jean-Luc Godard, Louis Malle, Jacques Demy, le bassiste se penche aujourd’hui sur la « French Touch », une vague musicale électro apparue dans les années 90 et dont les groupes phares, Air (Jean-Benoît Dunckel et Nicolas Godin) et Daft Punk, (Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo) donnèrent une touche sonore bien française à une « house music » qui n’a jamais été ma tasse de thé et dont j’avoue ne presque rien connaître. C’est donc avec appréhension que j’ai abordé cet album et son écoute m’a agréablement surpris. Loin de reposer sur des effets sonores, des rythmes répétitifs et assourdissants, il fait entendre de vraies mélodies (celle, magnifique, de Wait, probable sommet et conclusion de l’album) jouées dans un contexte acoustique. Les thèmes génèrent de savoureuses improvisations, apportent des moments de grâce inattendus. Souvent enthousiasmant au saxophone soprano, Émile Parisien fait chanter son instrument et élève le discours musical jusqu’à des cimes lyriques insoupçonnables. Jozef Dumoulin n’abuse jamais des effets qu’il tire de ses claviers. Ses nombreuses interventions au piano révèlent la beauté de ses couleurs harmoniques. Portée par la contrebasse à la sonorité ample de Stéphane qui dialogue à part entière avec les autres instruments, et par la batterie de Fabrice Moreau, peintre de sons au drive subtil qui sait faire respirer ses rythmes, la musique de ce disque est l’un des évènements de cette rentrée.

Jacques VIDAL Quintet : “Hymn” (Soupir Éditions / Socadisc)  

Plusieurs disques consacrés à Charles Mingus ont été publiés cette année parmi lesquels “Let My Children Hear Mingus” (Jazz Family), un double CD de Géraud Portal paru en mai, et “My Mingus Soul” (Ahead Records), un enregistrement récent du saxophoniste Philippe Chagne. Reprendre des compositions de Mingus, Jacques Vidal le fait depuis longtemps dans ses disques. Il sort aujourd’hui “Hymn”, un recueil de compositions personnelles toutes imprégnées par l’esprit de Mingus, ce qu’il n’avait plus fait depuis “Mingus Spirit” (Nocturne) en 2006, une réussite qui témoignait déjà de sa filiation étroite avec le contrebassiste disparu. Un accident de vélo, une épaule démise et une longue convalescence l’empêchant de jouer de la contrebasse lui ont donné le temps de renouer avec l’écriture. To Dance, le morceau groovy et chaloupé qui ouvre l’album, permet de découvrir un habile pianiste, Richard Turegano, Jacques réintroduisant ainsi le piano dans sa musique. Les autres solistes nous sont davantage familiers. Pierrick Pédron et Daniel Zimmermann accompagnent la contrebasse de Jacques depuis des années. Dans Walk in New York, l’alto du premier nous immerge dans un ciel bleu et sans nuages. Le lamento de son saxophone illumine Charles Mingus’ Sound of Love et émeut profondément. Daniel Zimmermann fait merveille dans Hymn, morceau au sein duquel son trombone dialogue avec la contrebasse. Daniel fait aussi entendre sa voix dans Miles, un autre grand moment de cet album de jazz écrit et arrangé avec soin et tendresse, un disque qui permet à tous les musiciens de s’exprimer, une « Jazz attitude » dont témoigne la composition du même nom. Au fil des plages, la contrebasse de Jacques Vidal assure assise rythmique et commentaires mélodiques, les coups d’archet de sa Variation sur le thème d’Alice relevant de la poésie. Cette musique inspirée, chaleureuse et respectueuse des codes du jazz, Charles Mingus l’aurait certainement approuvée.       

À voix basses

Crédits Photos : Stéphane Kerecki « French Touch » Quartet © Franck Juery – Jacques Vidal Quintet © Philippe Marchin.      

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17 octobre 2018 3 17 /10 /octobre /2018 10:00
Sont-elles vraiment si différentes ?

Née en Géorgie, Madeleine Peyroux a grandi entre Brooklyn et le Quartier Latin. Elle parle deux langues et a toujours introduit quelques chansons françaises dans son répertoire. Née à Miami de mère française et de père haïtien, Cécile McLorin Salvant vécut un temps à Aix en Provence. Elle aussi est bilingue et ses albums contiennent également de vieilles chansons françaises. La voix de Madeleine évoque Billie Holiday, surtout dans ses deux premiers disques. Celle de Cécile rappelle plutôt Sarah Vaughan. Toutes deux aiment reprendre des blues. “Dreamland” (1996), le premier opus que Madeleine enregistra, contient des reprises de Bessie Smith, Billie Holiday et Fats Waller. “Woman Child” (2013), le premier vrai album de Cécile après un premier enregistrement confidentiel s’ouvre sur St. Louis Blues et renferme une version de Baby Have Pity on Me de Clarence Williams. Au regard de ces similitudes, sont-elles vraiment si différentes ?

Madeleine PEYROUX : “Anthem” (Decca / Universal)

Magnifiquement produit par Larry Klein avec lequel elle enregistra en 2004 “Careless Love” et “Bare Bones” en 2009, deux de ses meilleurs albums, “Anthem” voit Madeleine Peyroux revenir à la composition. Ses morceaux, elle les signe avec ses musiciens, un processus collectif d’écriture conduisant à imaginer une multitude d’histoires différentes en prise direct avec l’actualité – l’état du monde, l’Amérique de Donald Trump focalisé sur l’argent et qui oublie ses pauvres –, la musique servant d’exutoire à sa colère. « Réunis dans la même pièce, chacun laissant ses sentiments et ses expériences personnelles engendrer de nouvelles idées », Peter Warren (claviers), David Baerwald (guitares électriques et acoustiques), Larry Klein (basse et claviers), Brian MacLeod (batterie, percussions) ont été étroitement associés à la création de cet album.

 

All My Heroes est ainsi un hommage aux grandes figures disparues qui surent « allumer des feux dans la pénombre » et Lullaby l’émouvante berceuse que chante pour son enfant une migrante au milieu de l’océan. Paul Eluard écrivit son poème Liberté pendant la dernière guerre mondiale. Francis Poulenc le mit en musique en 1944. La version proposée ici a été adaptée et arrangée par Madeleine et Larry Klein. Anthem, une composition de Léonard Cohen dont le sujet est l’espoir (rien n’est parfait, mais l’imperfection contient beauté, foi et espoir) tranche avec ce pessimisme tout en « reliant entre elles toutes les histoires présentées dans le disque ».

 

Mais sa réussite tient aussi à sa musique. Avec ses complices, la chanteuse mêle allègrement les genres musicaux de la grande Amérique. Down on Me est un blues électrique bien graisseux animé par la guitare de David Baerwald qui étire ses notes et fait rugir son instrument. L’instrumentation de All my Heroes relève du folk. Grégoire Maret joue de l’harmonica dans On a Sunday Afternoon et Party Tyme que des choristes colorent de soul. Chris Cheek se distingue au saxophone baryton dans The Brand New Deal, composition à l’orchestration et au beat irrésistibles. Servi par les arrangements brillants mais jamais clinquants de Larry Klein, “Anthem” est un des sommets de la discographie de la chanteuse.

Cécile McLorin Salvant “The Window” (Mack Avenue / PIAS)

Elle a une fois encore dessiné et peint la pochette de son disque. Dans “The Window”, la chanteuse ne s’engage pas sur des sujets de société, mais médite sur la nature versatile de l’amour. Cécile chante l’amour impossible, l’amour contrarié à travers un répertoire remontant parfois fort loin. J’ai l’cafard qu’elle interprète en français date de 1926. Fréhel et Damia l’interprétèrent. On se demande qui lui a fait connaître cette antiquité, cette vieille romance de caf’conc. Tell Me Why (1951) a été un des grands tubes des Four Aces, quartet vocal très populaire en Amérique. Stevie Wonder enregistra Visions en 1973. Cécile nous en livre une version magnifique. Avec Obsession, un thème du guitariste et chanteur brésilien Dori Caymmi, c'est le morceau le plus récent du répertoire de cet album que complètent des extraits de comédies musicales mais aussi Wild is Love que Nat « King » Cole enregistra en 1960. Un sujet de circonstance pour la chanteuse qui conclut son album sur une version inattendue de The Peacocks, probablement le thème le plus célèbre du pianiste Jimmy Rowles. La chanteuse Norma Winstone y posa des paroles et l’enregistra avec Rowles en 1993 sous le nom de A Timeless Place.

 

Ce morceau, Cécile McLorin Salvant l’a enregistré live au Village Vanguard, invitant la saxophoniste chilienne Melissa Aldana à s’y exprimer au ténor. Ever Since the One I Love’s Been Gone de Buddy Johnson et Somewhere, un extrait de “West Side Story” proviennent du même club. Ce n’est pas Aaron Diehl qui accompagne la chanteuse dans ce disque, mais Sullivan Fortner. Comme lui, il trempe ses doigts agiles dans le blues non sans moderniser un répertoire quelque peu poussiéreux. On se surprend à suivre ses surprenantes lignes mélodiques, à se réjouir de ses audaces, à le préférer à la chanteuse. Car dans cet album largement enregistré en studio et en duo, Cécile en fait parfois trop, compense une instrumentation réduite à un simple piano par des effets vocaux parfois déplacés. Théâtralisant les morceaux qu’elle reprend, elle passe du murmure au cri, donne sans prévenir de l’ampleur à sa voix comme si les micros n’existaient pas, comme une chanteuse de Vaudeville des années 20.

 

Les amateurs de jazz classique boivent du petit lait, séduits par l’aspect vieillot d’une partie de ce répertoire, par cet orgue à pompe que Fortner utilise dans J’ai l’cafard, par cette voix en or tenant du miracle. Celle, plus limitée, de Madeleine Peyroux parvient néanmoins à émouvoir. En phase avec les courants musicaux actuels, son disque est plus attractif que celui de Cécile. Il manque à cette dernière un directeur artistique, quelqu’un qui puisse lui faire connaître d’autres musiques, lui fasse davantage chanter des mélodies de son temps.

Crédits Photos : Madeleine Peyroux © Yann Orhan – Cécile McLorin Salvant & Sullivan Fortner © Mark Fitton

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13 juillet 2018 5 13 /07 /juillet /2018 09:46
Rio, Carmo, destination Brésil

Le Brésil fait toujours rêver les jazzmen. Le pianiste Stefano Bollani s’y rend souvent et son nouvel album n’est pas le premier qu’il consacre à sa musique. Ayant découvert celle d’Egberto Gismonti, le clarinettiste / saxophoniste Eddie Daniels la reprend dans un disque enthousiasmant.  Deux opus aux capiteux parfums brésiliens pour accompagner vos vacances.

Stefano BOLLANI : “Que Bom (Alobar / UVM distribution)

Né à Milan en 1972, Stefano Bollani aime depuis longtemps la musique brésilienne. En 2007, il enregistrait à Rio “Carioca” (EmArcy), un album malheureusement un peu trop commercial, et en 2013 paraissait sur le label ECM “O que será”, un duo avec Hamilton de Holanda. Dans “Que Bom”, son nouveau disque, le premier qu‘il publie sur Alobar, son propre label, Bollani invite quelques amis musiciens, et non des moindres, à le rejoindre. Le bandolim de Hamilton de Holanda donne la réplique à son piano dans Ho Perduto Il Moi Pappagallino, un choro vitaminé. Caetano Veloso l’accompagne en italien dans La Nebbia a Napoli et dans une nouvelle version de Michelangelo Antonioni, un thème que nous découvrîmes il y a dix-huit ans déjà dans son “Noites do Norte”. Le violoncelliste Jacques Morelenbaum qui en signa l’arrangement est là aussi. De même que João Bosco et sa guitare. Il chante Nação, une de ses compositions. On y trouve certes quelques morceaux racoleurs au sein desquels le pianiste virtuose se livre à quelques facilités, Stefano Bollani en faisant parfois trop. Mais très vite le charme de cette musique opère et on se laisse séduire par ses couleurs, son aspect solaire prononcé, le pianiste parvenant à nous faire partager le plaisir qu’il éprouve à la jouer. Les nombreuses mélodies qu’il a composées pour cette séance ruissèlent d’harmonies élégantes, Habarossa, Ravaskia et Criatura Dourada reflétant la richesse de son imaginaire. Enregistré à Rio avec la même section rythmique de “Carioca”, mais beaucoup plus réussi que ce dernier, “Que Bom” et sa musique heureuse donne envie de rejoindre la terre de la samba.

Eddie DANIELS “Heart of Brazil” (Resonance / Bertus)

On n’attendait pas Eddie Daniels dans un « tribute to Egberto Gismonti ». Il ne connaissait d’ailleurs pas la musique du compositeur brésilien avant que George Klabin, le producteur de cet album, ne la lui fasse entendre. Dans les notes de pochette rédigées pour le livret, ce dernier avoue avoir longtemps cherché un musicien capable de reprendre ces musiques chères à son cœur, et de les arranger différemment sans les dénaturer. Eddie Daniels fut immédiatement conquis par ces mélodies influencées certes par le folklore brésilien, mais dépassant le cadre de la samba, du choro ou de la bossa nova. La musique aux arrangements sophistiqués (Maurice Ravel reste une des principales influences d'Egberto Gismonti) relève aussi de la musique classique européenne. Né en 1947 à Carmo, petite ville de l’état de Rio de Janeiro, ce dernier enregistra plusieurs albums pour le label ECM dans les années 80 et 90 (notamment avec Charlie Haden et Jan Garbarek au sein du trio Magico). Ceux qu’il fit au Brésil pour EMI-Odéon dominent toutefois sa discographie.

 

C’est ce répertoire que reprend largement Eddie Daniels qui emprunte aussi quelques compositions des années 80. Eblouissant à la clarinette, dont il est un virtuose incontesté – Lôro, la première plage, suffit à s’en convaincre ; quant à Folia, cette version enthousiasma Gismonti  –, Daniels joue souvent du ténor dans ce disque. Piano, contrebasse, batterie (le brésilien Maurizio Zottarelli), mais aussi un quatuor à cordes, le Harlem Quartet, dialoguant avec les solistes complètent l’instrumentation. Confiés au saxophoniste Ted Nash, mais aussi à Kuno Schmid, à Josh Nelson qui est l’excellent pianiste de cet album, et à Mike Patterson, les arrangements respectent les musiques originales du compositeur, son univers raffiné, mélange équilibré de musique savante et populaire, l’absence de parties vocales n’étant nullement un handicap. Les réussites sont ainsi très nombreuses dans ce magnifique opus qui offre des versions neuves de morceaux à jamais familiers – Água & Vinho, Adágio, Trem Noturno – des thèmes qu’Egberto Gismonti écrivit lorsqu’il était au sommet de son art.

 

 Vue aérienne de Rio de Janeiro © photo X/D.R.

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14 juin 2018 4 14 /06 /juin /2018 09:14

Deux bons disques que vous pourrez écouter tout l’été et bien plus tard encore. Des jazzmen français en sont les auteurs bien que Nelson Veras, dont la guitare occupe une place importante dans la formation de Fred Pasqua, soit brésilien. Batteur, ce dernier fait actuellement beaucoup parler de lui. On peut l’entendre dans “Copper”, un album du guitariste Romain Pilon privilégiant les alliages sonores électriques, et dans le nouvel opus de Lucky Dog, un groupe dans lequel on retrouve Yoann Loustalot, leader du trio Aérophone dont le batteur est Pasqua. Quant à Nicolas Moreaux, il sort son troisième album. Le précédent, “Fall Somewhere”, date de 2013 et reçut cette année là le Grand Prix de l’Académie Charles Cros.

Fred PASQUA : “Moon River” (Bruit Chic : L’Autre Distribution)

Une rencontre avec Nelson Veras est à l’origine de ce disque, le premier que Fred Pasqua enregistre sous son nom. Le jeu de guitare si personnel de Veras, la finesse de ses harmonies, la richesse de sa palette rythmique, le batteur les imagine associés à d’autres instruments, à la contrebasse de Yoni Zelnick qu’il connaît bien – tous deux sont membres de Lucky Dog –, au timbre plein et rond du bugle de Yoann Loustalot. Car il fallait une autre voix mélodique pour interpréter le répertoire que le batteur souhaitait enregistrer, The Peacocks de Jimmy Rowles, Black Narcissus de Joe Henderson, Nascente de Milton Nascimento et bien sûr Moon River, un thème qu’Henry Mancini écrivit pour le film de Blake Edwards “Breakfast at Tiffany’s”, des mélodies familières qui, une fois entendues, lui trottaient dans la tête.

 

Enchainés les uns aux autres, treize thèmes sortis de la mémoire du batteur se parent d’habits neufs, trempent dans un bain de douceur. Des morceaux repensés, transformés par les improvisations qui s’y attachent. On peine ainsi à reconnaître Circle, une des pièces de “Miles Smiles”. Elle repose sur très peu de notes et son aspect quelque peu immatériel est parfaitement rendu par les accords oniriques qu’égraine la guitare. Longtemps masquée, la mélodie de The Peacocks se révèle tardivement et il faut prêter l’oreille pour découvrir Black Narcissus dans la version en trio que nous en donne Nelson Veras, son jeu de guitare très technique restant toujours fluide et poétique. Ce dernier nous fait rêver dans Gentle Piece de Kenny Wheeler, une pièce douce et tendre comme la plupart de celles que propose ce répertoire. Riot d’Herbie Hancock dans lequel Fred Pasqua s’offre un court solo de batterie, est toutefois abordé sur un tempo plus rapide, Yoann Loustalot et Veras dialoguant souvent dans les nombreuses plages en quartette de l’album. Car, accueillant aussi quelques invités, “Moon River” combine plusieurs formations à géométrie variable. Nascente est ainsi interprété en quartette sans Loustalot mais avec Adrien Sanchez au saxophone ténor, ce dernier se réservant Something Sweet Something, une improvisation en solo. Veras et Zelnik interprètent en duo Timeless de John Abercrombie et Central Park West fait entendre le saxophone ténor de Robin Nicaise. Moon River est chanté par le batteur Jean-Luc Di Fraya, de même que le court extrait de Soupir, l’un des trois poèmes de Stéphane Mallarmé que Maurice Ravel mit en musique. Laurent Coq tient le piano dans ces deux morceaux.

Nicolas MOREAUX : “Far Horizons” (Jazz&People / Pias)

J’aime beaucoup ce que fait le bassiste Nicolas Moreaux, le jazz souvent teinté de folk de sa formation qui possède une sonorité bien spécifique. Ses deux batteurs, Karl Jannuska et Antoine Paganotti donnent du groove aux compositions, mais apportent aussi aux ballades un foisonnement sonore bénéfique, notamment dans To Blossom. Ce son de groupe, on le doit aussi aux saxophones d’Olivier Bogé et de Christophe Panzani, à leurs timbres diaphanes, doux, légers, et à la guitare de Pierre Perchaud, musicien de formation classique dont les riches harmonies, les couleurs aux effets sonores bien dosés, profitent à la musique.

 

Ceux qui comme moi ont découvert l’univers musical de Nicolas Moreaux lors de la parution de “Fall Somewhere” ne seront pas déçus. Les compositions sont toujours très lyriques, bien que certaines d’entre-elles se révèlent plus énergiques que d’habitude. Morceau stimulant, The Bard fait entendre une musique heureuse. Tout comme celle de Music of the Heart, dont le groove, le balancement rythmique sert un thème très chantant. Mais ce sont surtout dans les ballades que le jazz atmosphérique que distille la formation est le plus prégnant ; dans Bird Symbolic qui contient un beau solo de contrebasse de Moreaux ; dans Far Horizons, une pièce onirique introduite par une guitare sonnant comme un banjo et qui, portée avec suavité par le ténor de Christophe Panzani, fait entendre Olivier Bogé au piano (il en joue sur plusieurs plages de l’album). Au saxophone alto, ce dernier dialogue avec le ténor dans To Blossom, une pause bienvenue après le tempétueux Sister Soul largement confié aux batteurs. I’ve Seen You in Me qui ferme l’album possède également un fort pouvoir de séduction. La guitare, puis le piano égrainent sa mélodie délicate et champêtre. On ne s’attend pas à entendre chanter Nicolas Moreaux, quelques notes d’une trompette toutes aussi inattendues accompagnant sa voix.

 

Concerts de sortie au Sunside, les 22 et 23 juin.

 

Photo de Nicolas Moreaux © André Gloukhian

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30 mai 2018 3 30 /05 /mai /2018 09:10
Thomas BRAMERIE Trio : “Side Stories” (Jazz Eleven / Absilone)

Thomas Bramerie est depuis longtemps l’un des meilleurs bassistes de jazz de l’hexagone. Son instrument porte et rythme la musique mais chante aussi des mélodies, le bassiste devenant ainsi un des solistes de l’orchestre, une de ses voix mélodiques. Son nom revient souvent dans ce blogdeChoc car, très demandé, Thomas a enregistré et joué avec de nombreuses formations. Comment oublier “Five in Green” (IDA) enregistré en trio à Brooklyn en 2002 avec Bruce Cox et Olivier Hutman, un disque de ce dernier. “Always Too Soon” (Cristal) d’Hervé Sellin en 2017 et “Twenty” (Bonsaï Music), cosigné avec André Ceccarelli et Jean-Michel Pilc en 2014, comptent parmi mes Chocs de l’année. Thomas est aussi le bassiste de “Love For Chet” (Naïve) un opus en trio de Stéphane Belmondo consacré au répertoire du regretté Chet Baker, et de “Unknown” (Crescendo), le disque le plus récent de Pierrick Pédron.

C’est dans “Unknown” que j’ai entendu pour la première fois Carl-Henri Morisset, jeune pianiste qui accompagne Thomas Bramerie dans “Side Stories”*, premier album que le bassiste enregistre sous son nom et dans lequel, fraîchement diplômé du CNSM de Paris, Elie Martin-Charrière tient la batterie. Également diplômé du CNSM, et d’origine haïtienne (sa maîtrise des rythmes afro-cubains est évidente dans Chantez), Morisset surprend par ses accords inattendus, la pertinence de son jeu mélodique et rythmique. Le disque accueille deux autres pianistes, des amis de Thomas qui, en trente ans de carrière, a eu bien des occasions de s’en faire. Eric Legnini et Jacky Terrasson ont donc été invités à cette séance, mais aussi le trompettiste Stéphane Belmondo. Ils se sont tous retrouvés à Pompignan (Gard) dans le studio de Philippe Gaillot, ce dernier assurant la prise de son.

 

Après Pichò Bebei, une très courte introduction d’album que se réserve la contrebasse, Played Twice de Thelonious Monk atteste la grande cohésion du trio, la souplesse de sa section rythmique, Carl-Henri Morisset y osant des harmonies et des rythmes insolites. Grâce à lui – il reste le principal soliste de ce trio interactif –, la musique toujours interpelle. Yêïnou (prénom de la femme de Thomas) révèle à mi-parcours sa douceur mélodique. Le chaloupé Chantez transporte sous le chaud soleil des îles et Work Song, une « marche » de Nat Adderley, cache sous son aspect quelque peu militaire des chorus impressionnants. Les amateurs de ballades seront comblés par Salut d’amour (Liebesgruss) qu’Edward Elgar (1857-1934) composa en 1888, initialement pour violon et piano. Construit autour de la contrebasse de Thomas qui l’introduit avec bonheur à l’archet, Émile (prénom de son fils), pièce très chantante, renferme un mémorable chorus de l’instrument, l'enregistrement restituant avec beaucoup de naturel sa belle sonorité boisée. Autre ballade, Un jour tu verras que Georges Van Parys écrivit en 1954 pour le film d’Henri Decoin “Secrets d’Alcove” et que chanta Charles Trenet sur des paroles de Mouloudji. Un morceau interprété ici en quartette, Stéphane Belmondo jouant avec sensibilité sa belle mélodie. Il joue aussi dans Tròç De Vida, pièce délicatement latine dans laquelle Thomas s'exprime aussi à la guitare et où Carl-Henri s’offre un solo inspiré.

Stéphane Belmondo, on le retrouve encore dans Side Stories qui donne son nom à l’album. Dans cette ballade lumineuse, le piano, magnifique, est confié à Jacky Terrasson, qui trouve les justes accords pour ajouter des couleurs au bugle de Stéphane, jouer des notes tendres et aérées, citer brièvement Nefertiti de Wayne Shorter dans son improvisation. Jackie est également présent dans Now, un inoubliable duo piano contrebasse qui met en joie. Invité à jouer du Fender Rhodes sur deux morceaux, Eric Legnini, malgré tout son talent, ne parvient pas à lui donner une âme. Les pianistes qui en sont capables (Chick Corea, Kevin Hays) ne sont guère nombreux, l’instrument, utilisé à tort et à travers, se voyant aujourd’hui à la mode. Malgré son solo un peu laborieux, Here possède une mélodie chantante qui mériterait une seconde chance, un autre arrangement. La contrebasse tient heureusement une place importante dans All Alone et dans une reprise sensible et émouvante d’une immortelle chanson de Léo Ferré, Avec le temps qui conclut l’album. Thomas Bramerie l’interprète en solo. Qui peut encore prétendre que la contrebasse n’est pas un instrument mélodique ?

 

* Son livret contient les « stories » de Thomas, des textes écrits entre novembre 2016 et avril 2017.

 

Concert de sortie au Pan Piper, 2 et 4 Impasse Lamier 75011 Paris, le 2 juin (20h00) avec les musiciens et les invités de l’album.

 

Photos © Pascal Pittorino   

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